Les "Vodunauts" par Emo de Medeiros
« Les "Vodunaut" sont une série de sculptures qui incorporent de la vidéo et mélangent design, formes et matériaux industriels et technologiques, ceux d’un casque en fibre de carbone ou ceux d'un smartphone, avec une forme et une texture organique, celle du cauri.
Le cauri est une matière qui m'intéresse immensément car elle représente pour moi une incarnation de la notion de point de vue : un cauri regardé verticalement ressemble à un sexe féminin, un cauri regardé horizontalement ressemble à un œil ou à une bouche. Cette notion de point de vue est la première dimension qui me fascine, en dehors des propriétés plastiques du cauri, qui est un matériau que je trouve extrêmement beau. Deuxièmement, le cauri fonctionne extrêmement bien avec mon approche rythmique et sérielle : j’utilise des suites de cauris qui sont en quelque sorte, métaphoriquement, des notes de musique qui se succèdent, ou des samples[1] qui bouclent les uns après les autres, mais à chaque fois légèrement différents. Il y a là-dedans quelque chose qui est de l’ordre de la diversité dans l’unicité et de l'unicité dans la diversité. La troisième raison qui m’intéresse dans l’utilisation du cauri, c’est que de manière à peu près universelle le cauri est perçu comme un symbole de l’Afrique, alors même que l’immense majorité des cauris ne se trouve pas sur les côtes africaines. Le cauri a été une monnaie dans de nombreux endroits du monde (Afrique, Amérique, Asie, Australie) et jusqu’au XXème siècle, il l'était encore dans certains endroits du Bénin. C’est une monnaie qui a servi à la fois dans des transactions commerciales inhumaines comme la traite esclavagiste, mais c’est un matériau également utilisé dans des rites spirituels ; c’est un objet qui porte chance. C’est aussi un symbole de fertilité par sa proximité avec le sexe féminin, et il est utilisé dans les rites de fertilité, mais aussi dans des rites de divination, comme celui de la divination par le Fâ[2]. Et enfin c’est quelque chose qui manifeste la valeur de l’Ailleurs : le cauri était utilisé comme monnaie justement parce qu’il venait d’ailleurs, puisqu'il va de soi qu'on ne pourrait pas utiliser comme monnaie quelque chose qu'on trouve partout sur la plage. Donc si l’on va jusqu’au bout du raisonnement, ce qui faisait la valeur du cauri, c’est non seulement la valeur de l’Ailleurs mais aussi la valeur du transport, du voyage. Et c’est donc de ce fait une des premières manifestations de la mondialisation, mais qui reste en même temps très concret et très organique. Il incarne donc le paradoxe d'un objet transculturel, devenu un symbole de l'Afrique et donc aujourd'hui celui d'une Afrique globalisée.
A l’intérieur de ces sculptures se trouvent des vidéos, ce qui a mené les Vodunaut à être parfois qualifiés de « sculptures-vidéos ». Je les ai filmées sur quatre continents : Afrique, Europe, Asie, Amérique. Elles sont très diverses, et agencées dans chacun des "Vodunauts" en ce que j'appelle des "narrations non-linéaires". L’une par exemple filmée en Inde, présente des statues d'un temple jaïn, une autre un paysage filmé à Saint-Louis du Sénégal où j’ai délibérément choisi une heure et un angle de prise de vue faisant référence à Canaletto[3], ou une autre encore, que j’ai filmée en Colombie, dans un village où il n’y a que des Afro-descendants, et où on pourrait presque s’imaginer être au Bénin, avec l'inventivité qui caractérise les Béninois. En effet dans cette vidéo on voit une moto du même type que celle qu'utilisent les zémidjans[4], adaptée et transformée en un nouveau moyen de déplacement dans un endroit où les routes sont quasiment impraticables : les gens de ce village fabriquent des plateformes en bois avec des roues en métal qui sont attachées aux motos, le tout étant posé sur des voies ferrées désaffectées, qui leur permettent se déplacer entre différents villages.
La juxtaposition et la succession de ces différentes séquences vidéo donnent lieu à ce que j’appelle donc une narration non-linéaire qui part de l’idée, puisque le regard du spectateur constitue aussi l’œuvre, de ne pas contraindre les niveaux d’interprétations et de sens. Par opposition par exemple à un film, qui est une forme narrative classique, où on a un certain nombre d’éléments qui sont répétés séquentiellement, c’est-à-dire que d’une séquence à l’autre, une large part des éléments vont être communs (on va retrouver un personnage, un décor, etc.) afin de déterminer un sens spécifique, dans ces vidéos l’idée essentielle est que c’est thématiquement et par libre association que les plans se rattachent les uns aux autres, de manière à ce que le spectateur construise lui-même son sens.
Un sens que moi je trouve, par exemple à ce plan de Canaletto succédant à un autre montrant des oiseaux dans un ciel violet onirique, à un plan en Colombie puis à un pêcheur indonésien seul dans une barque, à une ombre chinoise de pêcheur thaïlandais filmé à contre-jour, puis à ce dé-zoom sur l’intérieur d’un ordinateur avec ses composants électroniques, pourrait être celui de la puissance intemporelle de l’art, renvoyant à la liberté, renvoyant elle-même à mon rapport à l'océan (j’ai grandi à Cotonou, à côté de l'océan, dont le contact m'est vital et qui pour moi incarne l'infini des possibles) mais aussi à la condition humaine (le vieil homme et la mer, le pêcheur), renvoyant à la structure de l’esprit humain par analogie avec un ordinateur, car même si les humains sont tout sauf des machines, on a créé des ordinateurs neuronaux permettant de développer des intelligences artificielles ayant l'ambition de se rapprocher de l'esprit humain. Mais ce n'est que l'une de mes interprétations parmi d'autres, et moi-même je pourrais en imaginer qui seraient très différentes de celle-là…c'est bien au spectateur de construire lui-même sa propre interprétation.
Une autre idée qui s'y trouve, plus "pop" car liée à l'univers des "comic-books" c’est que les "Vodunaut" puissent être portés comme des coiffes qui induiraient des "hyper-pouvoirs" encore plus puissants que les super-pouvoirs des super-héros. C'est pourquoi ils portent tous des noms comme "Hypersmarter", "Hypercharger", etc.
Par ailleurs, il faut remarquer que ce qui se trouve à la place du visage et du regard dans le casque est remplacé par une vidéo : c’est donc l’œuvre qui regarde le spectateur autant que le spectateur regarde l’œuvre.
Enfin il y a une notion de téléportation, puisque c’est filmé sur quatre continents, une notion de transculturalité, mais aussi d’ubiquité. »
Emo de Medeiros, 2016
[1] Echantillon musical.
[2] Le Fâ (ou Ifa) est une science divinatoire d’origine yoruba, pratiquée notamment au Bénin.
[3] Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto, est un peintre italien du XVIIIème siècle, connu pour la peinture de paysages urbains italiens utilisant le genre du « védutisme ».
[4] Zémidjan, qui signifie « emmène-moi vite » en langue fon, est le nom donné aux taxi-motos au Bénin.
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