Les "Surtentures" par Emo de Medeiros



« Les "Surtentures" sont une série, commencée en 2015, très directement inspirée de la forme d’art la plus caractéristique du Bénin, celle des tentures ou des appliqués d’Abomey[1]. Cette série s'appelle d'ailleurs "Surtentures", par analogie entre le rapport entre surréalisme et réalisme. Je ne me lancerai pas dans un propos d'historien de l'art, mon ami le professeur Joseph Adandé[2], spécialiste mondial de cette technique, en parlerait beaucoup mieux que moi, mais il suffit de dire que c’est un art qui est devenu un art de Cour après y avoir été importé par le roi Agadja[3], qui a découvert cette technique dans des couvents vodoun[4]. Voyant les vêtements faits d'appliqué des prêtres vodoun se transformer en arcs-en-ciel lorsqu’ils dansaient, il décida d’importer cette technique à la Cour d’Abomey. La technique a ensuite évolué, notamment en 1727 avec l'apport d'une nouvelle palette, suite à la conquête du royaume de Ouidah par celui d'Abomey, celle des percales de couleur importées par les Européens. L'une des raisons fondamentales pour lesquelles j’ai utilisé cette technique, c’est que c’est un medium historiographique, ayant servi à raconter l’Histoire et les hauts faits du royaume d’Abomey, mais lié aussi à l'histoire de Ouidah, où mon père est né.

Je fais réaliser mes Å“uvres en appliqué par des artisans issus pour certains d’entre eux des familles qui réalisaient autrefois les tentures pour les rois d’Abomey et selon la même technique pluriséculaire.

Les motifs que j’utilise sont en revanche complètement différents et s'ils ont toujours à voir avec l'historiographie, ils relèvent beaucoup plus de de l'autobiographie. Il s'y trouve un personnage récurrent nommé "Firehead[5]", qui n'a pas de bouche, et dont le visage porte des flammes qui ressemblent à des scarifications. Ce personnage entretient la même relation avec moi que celle qu'un narrateur avec un écrivain.

Les "Surtentures" sont pour moi un medium historiographique qui raconte jusqu’à un certain point ma propre histoire, mais de manière complètement détournée, et en incorporant des motifs aussi différents que "Pac-Man"[6] ou des éclairs électriques, ou encore des formes, à mi-chemin entre le médicament et le cauri, qui représentent le "pharmakon", qui peut être à la fois un remède ou un poison, comme l'a montré Derrida[7]. Il s'y trouve donc une multiplicité de symboles et de motifs, comme par exemple un masque de soudeur qui évoque " l'Homme au masque de fer"[8], des ailerons de requin, des lions, des taureaux inspirés du logo de "Red bull"[9] auxquels j'ai ajouté un cerveau, bref toutes sortes d’éléments qui chacun ont un sens cryptique et symbolique.

L'aspect symbolique de ces Å“uvres est essentiel, à la fois lié à la tradition artistique du Bénin, à l’Histoire africaine antécoloniale ainsi qu'à son historiographie spécifique, mais dans une perspective autobiographique, puisque je suis aussi l'héritier de tout cela.

Cependant j'y ajoute un élément supplémentaire, qui au regard de l'histoire de l'art, les date précisément du début du 21ème siècle, car la technologie que j'utilise n'existait pas avant cette époque. En effet, j'incorpore à ces Å“uvres des puces électroniques qui font apparaître, lorsque les gens en approchent leurs smartphones, des messages qui évoquent des proverbes ou des aphorismes, ressemblant aux "noms forts"[10] des rois d’Abomey, ou parfois des liens vers des vidéos.

Ces Å“uvres comportent donc au bout du compte quatre dimensions : celles de la surface et de la texture, puisque c’est un empilement de tissus, donc tridimensionnel (en Fon la dénomination de cette technique est "nu ta do nu mè ", c’est-à-dire l'éclairage d'une chose par une autre) sur un panneau qui semble bidimensionnel mais aussi une dimension supplémentaire, celle d’une transmission électronique sans fil, donc invisible, entre l’Å“uvre et nos nouveaux appendices numériques que sont nos téléphones portables. »

Emo de Medeiros, 2016


Emo de Medeiros explique les "Surtentures" de la Collection Zinsou :

> Surtenture #04 (…and the dreams of thunder permeate the string of inflections)

Tapisserie, tissu, puces NFC réagissant avec les smartphones sous “Androïd”
76 x 77cm
2015.
 



« Cette tapisserie est une Å“uvre interactive construite sur un principe de polarité général. De gauche à droite, les signes se font échos, parfois s’opposent, parfois se complètent. L’artiste construit un véritable rébus[11].

  1. Bras mécanique : Fait référence à la pensée mécanique, technophile. A la société mécanisée traditionnelle mise en place au XVIIIème siècle, dont on connait les conséquences dramatiques, où l’humain est au service de la machine dévorante. L’artiste utilise cette image de la « pince » afin de transmettre la dimension coercitive[12] de cette pensée mécanisée. Cette figure s’oppose au signe n°12.

  1. Les couples de personnages : Situés de part et d’autre de la tapisserie, ils reflètent parfaitement cette polarité présente dans l’Å“uvre, ici basée sur le choix des couleurs (qui s’inverse progressivement) et sur la composition - la lutte à gauche – et l’aide à droite. Les rôles sont échangés. La symbolique des couleurs est importante pour l’artiste : Le rouge, c’est l’énergie débridée et brulante – Le jaune, fait référence au stade finale de l’alchimie : la transformation.

  1. Le couteau et l’oreille : Fait référence à l’artiste peintre Van Gogh[13], qui dans sa folie créatrice se coupa une oreille. Ce signe fonctionne avec la fig. n°10.

  1. Le pharmakon : La signification du mot grec pharmakon peut facilement s’inverser : à la fois remède bénéfique ou poison maléfique, dedans/dehors, parole/écriture, il n’a rien d’une substance. Ce n’est pas un élément, c’est un milieu ambivalent, le medium à partir duquel s’effectue toute dissociation. Il est analogue à l’imagination, une sorte de mixte, ni sensible, ni intelligible, capable de réaliser l’unité des contraires. Dans le contexte de cette Å“uvre, l’artiste avoue qu’il s’agit d’un remède, d’où sa place centrale au centre de deux mains (cf. fig n°5) Il fonctionne avec la fig. n°9 (autre représentation du pharmakon chez l’artiste).

  1. Les mains : Fonctionne avec le signe du pharmakon. Elles évoquent l’offrande, le divin, ici on ne sait pas si elles reçoivent ou donnent.

  1. Gouttes d’eaux : Au nombre de 8. Le « 8 » est un symbole de l’infini et du perpétuellement recommencement. Les gouttes sont simultanément un Å“il, une flamme et une goutte d’eau, cette réversibilité évoque le principe de transcendance. Fonctionne avec la fig. n°7.

  1. Les éclairs : Fonctionne en étroite adéquation avec la fig. n°7. L’éclair est symbole d’énergie, de la dématérialisation et de la transcendance, du divin. C’est aussi l’énergie électrique, ce qui fait référence à notre système de pensée. En effet, nos neurones fonctionnent via des impulsions électriques. L’électricité c’est la vie.

  1. Fire Head: Ce personnage est présent dans toutes les tapisseries de l’artiste. Il s’agit du narrateur. Cependant, l’artiste précise que ce n’est pas nécessairement lui. Le « Fire Head » est toujours couvert de « langues », en référence au principe modal de certaines langues qui possèdent un réseau sémantique nécessaire, et compréhensible uniquement dans un contexte d’interprétation. C’est justement cette richesse d’interprétations possibles dans les langues modales qui l’intéresse. Il joue avec les sens et les significations.

  1. CÅ“ur avec pilulier : Il s’agit là encore d’une représentation du pharmakon. (Fonctionne avec la fig. n°4) Le pilulier noir et blanc fait référence aux énergies Yin et Yang[14]. Les 7 perles : le Jaune : symbole d’or, en alchimie représente la vie et l’énergie. Le chiffre 7 : est un nombre sacré en cosmogonie, c’est à la fois un symbole de chance et de renouveau. Au Bénin, ce chiffre symbolise les âges de la vie.

  1. La Main : Représente la dématérialisation de l’art, de l’acte créatif et fait référence aux dessins paléolithiques[15]. Plus généralement avec ce motif, Emo de Medeiros évoque la philosophie de Bergson[16] sur la fonction de l’art : la notion de dévoilement/de révélation de l’Å“uvre d’art et de l’artiste.

  1.  Les deux personnages : Fonctionne avec la fig.2

  1. La fusée : Fonctionne avec le bras mécanique (fig.1). Elle s’oppose à la pensée mécanique, la fusée c’est la pensée technologique. C’est la conquête, l’énergie phallique, l’idée d’expansion et d’énergie jaillissante. »


> Surtenture #12 (LEIVVOEL), Tapisserie, tissu, puces NFC réagissant avec les smartphones sous “Androïd”, 186 x 90 cm, 2015.

« L’artiste ici propose un jeu linguistique : une anagramme construit sur les mots anglais « Live » (= vie en anglais) et « Love » (= amour en anglais)
Cette construction linguistique fondée sur le renversement des lettres permet de découvrir deux autres mots : « Evil » (= diable en anglais) et « Vole »
Si vous mélanger les deux mots « Live » et « Love », vous pourrez toujours les reconstruire en piochant dans l’un et l’autre.
Cette Å“uvre témoigne de l’intérêt de l’artiste pour les langues modales. »







[1] Abomey est une commune au sud du Bénin située à 145 km au nord de Cotonou ; elle est l’ancienne capitale du Royaume du Danhomè.
[2] Joseph Adandé est un historien de l’art béninois, chercheur et professeur à l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin.
[3] Dossou Agadja est le cinquième roi d’Abomey. Il a régné de 1711 à 1740.
[4] Religion traditionnelle originaire de l’ancien royaume du Danhomè, le vodoun est né de la rencontre des cultes traditionnels des dieux yorubas et des divinités Fon et Ewe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le vodoun comprend un Dieu suprême appelé « Mawu » et une multitude de dieux intermédiaires (tels que « Sakpata »/dieu de la variole, « Ogoun »/dieu du fer, « Mami Wata »/déesse de l’eau, « Lissa »/dieu de la nature, etc.). Ce culte, pratiqué au Bénin, au Togo, au Ghana, ou encore au Nigeria, s’est exporté à partir du XVIIe siècle avec la traite négrière, au Brésil, en Haïti, à Cuba, aux Etats-Unis, etc., où il a évolué.
[5] Traduction littérale en français : "Feu-tête".
[6] Pac-Man est un jeu vidéo édité en 1980 par Namco.
[7] Jacques Derrida (1930-2004) est un philosophe français ayant travaillé sur le rapport entre parole orale et écriture.
[8] L'homme au masque de fer est un prisonnier dont l'identité est toujours restée mystérieuse, car il a porté en permanence un masque en acier pendant ses trente-quatre ans de réclusion (de 1669 à 1703) à la prison de la Bastille, et qui a fait l'objet de nombreuses fictions. Certains historiens pensent qu'il était l'un des fils illégitimes de Louis XIV.
[9] Red Bull Energy Drink est une boisson énergisante créée en 1984.
[10] Au royaume d'Abomey, chaque nouveau roi adoptait à son accession au trône un "nom fort" qui évoquait son parcours, sa vision ou ses projets.
[11] Le rébus est un jeu qui consiste à faire deviner un mot ou une phrase, grâce à une suite de plusieurs dessins qu’il faut interpréter pour avoir des  syllabes.
[12] Qui agit par contrainte.
[13] Vincent van Gogh est un peintre et dessinateur néerlandais (1853-1890). Il s’est volontairement coupé l’oreille avant de se suicider quelques mois plus tard.
[14] Dans la philosophie chinoise, le yin et le yang, représentés par un symbole noir et blanc de forme ronde, sont deux catégories complémentaires, que l’on peut retrouver dans tous les aspects de la vie et de l’univers. La pensée orientale pense la dualité sous la forme de complémentarité.
[15] Art préhistorique (30 000 à 12 000 ans av. J.-C.).
[16] Henri Bergson (1859-1941) est un philosophe français.

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